DANS LA FORÊT ALGÉRIENNE
L'œuvre de l' Armée verte
IV. L'arbre — auxiliaire de la colonisation agricole et source de richesse industrielle - sera-t-il demain l'origine du carburant national algérien ?
La Mitidja traversée, le moteur halète, sur la route de Tablat, en abordant les premiers tournants de la montés vers Sakamody.
- Il faut voir ce qui a été fait dans la région des Deux-Bassins, pour juger des bienfaits du reboisement, m'a dit le Forestier qui nous conduit à travers son inspection. »
Il revient tout à coup sur l'article qu'il a parcouru le matin :
— Vous avez l'air d'opposer la Forêt à la colonisation. Bien sur, les cas particuliers que vous signalez le permettent. Mais dans l'ensemble, — vous l'avez dit, d'ailleurs, et le regretté Edmond Berlureau l'a souvent écrit avec bien du talent — nos arbres sont les meilleurs auxiliaires de la colonisation agricole. Mais leur influence, toute statique, presque invisible, n'est pas appréciée à sa juste valeur.
» Tenez, il y avait là, en bas. (il arrête sa machine et nous descendons).
Il y avait là, en bas, un gros bois d'eucalyptus qui, de la plaine montait le long de cette côte, de chaque côté de la route. Savez-vous pourquoi on l'a détruit ? Parce que son ancien propriétaire l'accusait d'être le lieu de rendez-vous des moineau qui boulottaient ses raisins. Il a donc abattus les arbres. Les moineaux sont allés nicher un peu plus loin et continuent de grapillonner, aussi nombreux que jadis. Mais les terres commencent à dégringoler le long du côteau et l'eau stagne désormais des semaines et des mois au pied de la pente : les ouvriers agricoles, décimés par le paludisme, abandonnent les gourbis de la ferme pour travailler ailleurs.
Contrastes
L'auto approche à présent le sommet du col. Soudain, la végétation de maquis des alentours fait place à Une forêt naissante : un grand cirque tout boisé de vigoureux pins d'Alep qui couvrent tous les alentours des anciennes mines d'une splendide parure verte et profonde.
— C'est grâce aux anciens combattants, explique mon compagnon de route, que ce versant de l'Atlas a été reboisé depuis moins de douze ans. La somme qu'ils ont mise à la disposition des Eaux et Forêts a permis de repeupler 626 hectares. Plus de 500.000 arbres: des pins d'Alep en majorité, puis des acacias robiniers dans les éboulis, et sur les sommets là-bas, quelques essais de cèdres. Le tout encerclé par une zone de protection non pâturable et non labourable. Vous jugerez mieux du résultat, quand nous aurons passé le col.
En effet, le versant boisé que nous traversons appartient au bassin de l'oued Arbatache et du Hamiz. Le col marque la ligne de partage des eaux. avec le bassin de l'oued Isser. -
— Voyez plutôt le contraste : il y a douze ans, la forêt que vous venez d'admirer était un lieu aussi désolé que ce que vous avez devant vous de ce côté.
Un bled tout glabre étend jusqu'à l'horizon, ses collines sans verdure où l'érosion achève d'entraîner les terres végétales et fait apparaître la roche a nu. En contre-bas. les champs d'orge sont partout coupés de petits ravins.
Déforestation
Je songe à l'historien Ibn-Khaldoun citant un lointain témoignage : « De Tripoli à Tanger, on voyageait jadis à l'ombre », et aux statistiques que me confiait hier un inspecteur des eaux et forêts : avant l'Islam, la forêt d'Algérie occupait 5 millions et demi d'hectares ; en 1830; 4 millions ; en 1937, 3 millions. Encore ces trois millions d'hectares comprennent-ils 1.300 hecta- res de broussailles. Mais ce maquis n'est pas négligeable : il suffit à améliorer le climat, à créer de précieux pâturages à la faveur de l'humidité qu'il entretient. Et puis il y a un million d'hectares de boisement si difficilement accessible qu'il n'est pas exploité.
Au total, la forêt ne couvre que 11 pour cent de la superficie de l'Algérie.
C'est une des plus faibles proportions du monde habité, et si l'Armée verte n'intervenait pour empêcher l'abaissement de ce taux de boisement , l'équilibre physique serait à coup sûr gravement compromis dans un pays dont la population s'accroît annuellement de 100.000 unités.
On défriche heureusement de moins en moins, — 1.700 hectares seulement l'an dernier. Et l'on reboise.
Le triple problème que pose le reboisement
L'auto continue de descendre à travers un pays de plus en plus roux et ras : un grand chaos lunaire, d'une monotonie désespérante.
— Pourquoi ne poursuit-on pas sur ce versant l'œuvre de reboisement qu'on a si admirablement réussie du côté des Deux-Bassin ? ai-je demandé.
— C'est une question qu'on nous pose très souvent. Le reboisement en Algérie pose trois problèmes. Tout d'abord, comme partout ailleurs, un problème technique et un problème financier.
Techniquement, rien ne s'oppose plus à la reconstitution de la forêt : nous avons des essences parfaitement adaptées aux régions sèches et aux terres pauvres que vous avez sous les yeux.
Financièrement, c'est une affaire de 1.500 francs à l'hectare, en moyenne.
Cela ferait environ .. millions pour contrebalancer les 1.500 ou 2.000 hectares de défrichements annuels. Ça n'est pas énorme au regard de l'importance du but à atteindre. Mais Un troisième problème, spécial à l'Afrique du Nord, apparait alors : un problème démographique et social, autrement difficile, à résoudre. Ces grands espaces ne sont vides qu'en apparence. Si vous les parcouriez par les pistes, vous découvririez combien ils sont peuplés : partout des khaïmas, des douars, de minuscules agglomérations de terre. Des tribus entières sont accrochées à ce sol ingrat : quelques carrés d'orge, de petits troupeaux de chèvres les font vivre, assez pauvrement il est vrai. H faudrait les exproprier. Mais où les recaser ? Peut-être un jour, a la faveur de l'aménagement hydraulique, trouverait-on la formule harmonieuse qui permettra de donner à ces indigènes de meilleures terres et libérera une partie de celles dont le reboisement s'impose.
En attendant, la parole reste à l'Armée verte qui protège la forêt existante contre la destruction par le feu et par la hache et éloigne le troupeau des jeunes pousses qui, des cendres des années passées, renaissent vigoureuses, « serrées parfois comme les poils d'une brosse ».
La parole reste à une administration prévoyante qui engage des collectivités et ls initiatives privées à lui prêter leur concours ; qui multiplie les primes d'encouragement ; s'attache à répandre l'éducation forestière ; suit avec un compréhensible intérêt l'effort de l'instruction publique qui entretient 35 pépinières scolaires ; et décerne même uns médaille du Reboisement. (Enfin !
une distinction qui ne court pas les rues. Mais cette fois on souhaiterait de la voir mériter par un plus grand nombre.)
La forêt, richesse industrielle
Chemin faisant, mon guide m'explique que l'Armée verte améliore d'année en année le rendement économique de l'exploitation forestière. On est loin de l'époque où les procès-verbaux rapportaient plus que les arbres : l'an dernier la Forêt algérienne a produit plus de 30 millions de revenus et a subvenu largement à tous ses frais, personnel et travaux compris.
A eux seuls, les 250.000 hectares de chêne-liège de l'Etat, exploités en régie directe, ont fourni 183.000 quintaux de liège. Avec le concours des 190.000 hectares de propriétés privées, l'Algérie en a exporté pour 53 millions de francs: le sixième de la production mondiale.
800.000 hectares de pin d'Alep, 500.000 de chêne-vert et de chêne kermès ; 120.000 de thuya ; 100.000 de genévrier; 50.000 de chêne zen ; 25.000 de cèdre, forment le principal de la futaie algérienne et livrent bon an mal an 20.000 mètres cubes de bois d'œuvre. (Ce qui ne nous empêche pas d'importer encore 20.000 tonnes de bois brut de France ; 80.000 tonnes de bois sciés ; 10.000 tonnes de merrains et 14.000 tonnes de bois communs de l'étranger ; 280 tonnes de bois des colonies ; 15 ou 16.000 tonnes d'objets manufacturés en bois).
Ils produisent également 7.000 quintaux d'écorces à tan (et l'on pourrait traiter le chêne zen pour fabriquer d'excellents extraits tannants) ; 5 à 6.000 quintaux de résine de pin d'Alep, comparable à la gemme des Landes ; 2.100 tonnes d'ébauchons de pipes en racine de bruyère valant à l'exportation plus: de 4 millions.
Quant à l'alfa, 200.000 tonnes en moyenne sont exportés à des cours qui, l'an dernier, sont. passés de 230 à 4u0 francs la tonne, à la faveur de l'augmentation des prix de la pâte à papier.
La forêt et le tourisme
Il faudrait consacrer plusieurs colonnes de ce journal aux treize magnifiques « parcs nationaux » constitués depuis 1921 en Algérie et pour chanter les beautés des cèdres de Chréa, de Téniet-el-Haâd, de l'Ouarsenis, de Tikjda, des chênes d Aïn-N Soùr, de l'Akfadou, les pins des Planteurs, du Gouraya, du Babor, les lièges de Bugeaud et de la Mahouna, ou tout simplement la forêt si variée de Saint-Ferdinand, — toutes réserves de géants sylvestres et de sites prestigieux.
— Mais. et le bois de chauffage ? demandé-je encore.
— C'est là que je voulais en venir.
Le gaz des forêts
Et l'on m'explique :
Les possibilités annuelles de la production algérienne en charbon de bois atteignent 1.200.000 quintaux. Or, l'Algérie n'en absorbe guère que 430.000 quintaux. Il reste donc près de 800.000 quintaux disponibles pour l'utilfeation éventuelle par le gazogène. Cela équivaut à 540.000 hectos d'essence, soit environ le tiers de nos exportations.
Il peut paraître paradoxal de préconiser l'utilisation du gaz des forêts comme « carburant national » dans un pays qui a la réputation de manquer de forêts. Le paradoxe n'est qu'apparent : en effet, 1 million d'hectares de boisement sont inexploités en raison de leur accès difficile. L'utilisation du gaz des forêts valoriserait le bois et justifierait leur exploitation. De plus, une infinité de travaux sylvicoles seraient à entreprendre dans nos forêts de liège notamment pour en améliorer le rendement : éclaircissement du peuplement, réseaux de tranchées pare-feu, débroussaillements, etc. Les ressources manquent pour entreprendre ces aménagements. Là encore la mise en valeur-, des sous-produits, grâce à leur transformation en carburant industriel, rendrait un immense service à la forêt. ',
Sur le chemin du retour, je songe à l'immensité de la tâche des forestiers, à la grandeur de leur action, à son infinie complexité. Je songe qu'ils ne sont que 630 gardes français et 177 gardes indigènes, 147 brigadiers et 78 commis, à se partager en vastes « triages » l'étendue tout entière du territoire algérien, sous les ordres de 56 officiers.
Soldats courageux, état-major d'élite. Ils méritent bien qu'on parle un peu d'eux, de loin en loin, nos colons de l'Armée verte, aux héroïsmes méconnus.
René, JANON.
Titre : L'Echo d'Alger : journal républicain du matin
Éditeur : [s.n.] (Alger)
Date d'édition : 1938-02-15